A l'origine d'Anima, un dialogue...

 
Ami,
Voilà quelques livres que nous nous sommes rencontrés.
Nos enfants se sont d'abord observés, cherchant entre eux l'incident qui déclenche la confiance.
Au soleil ils se sont précipités...
Alors pourquoi ne pas courir, et entrer comme eux dans le jeu ?
Trébucher avec joie dans les notes comme de jeunes musiciens ?
Pourquoi ne pas se poursuivre dans le jardin, s'arroser de froids salvateurs dans l'été cuisant, pourquoi ne pas crier nous aussi ? Et essayer les mots nombreux ?
Il me semble que nous veillons sous le même ciel, compagnon.
Nos voix pourraient se répondre, nous saurions en concerter d'autres, pour des pages au fil du temps...
Non pas le livre, ni la somme, mais le recueillement.
Innombrables, certes, les redites parmi lesquelles il faudrait se glisser ! Mais pour reprendre encore à notre premier pas, l'enfance, un tout petit arrache bien autour de lui des morceaux de langages, les essaye tous, et pour lui la redite n’est jamais répétition.
J'ai l'envie naïve de rééditer la source...
Dieu.
Mais on ne fait pas un titre d'un auteur.
Plutôt Anima...
Car l'attente a succédé aux rencontres, le silence aux lectures, et le ciel s'est doucement imposé comme la seule part vivante de nos matins.
C'est une respiration, guère une idée ni une volonté.
Quels plaisirs pourtant, quels muscles jubilatoires, il y aurait dans la déclaration du fracas et le risque oraculaire !
Nous ne l'éviterions pas toujours, - jeunesse ! -, il faut bien profiter de son sang.
Mais la sentence souvent démesurée croûle sous l'affirmation flamboyante d'un moi. Tu l'as dit aujourd'hui : nous ne sommes pas indispensables.
Et surtout, au-delà de nous, je continue de voir : l'héroïsme de la joie.
Le pas dansant de la soeur qui vient d'être dépouillée de tout ce qui la possédait. De tout ce qui la connaissait.
Si cela pouvait brûler à nouveau. Si cela se savait. Comme la vie est possible quand rien n'est plus à nous. Comme elle s'ouvre à deux battants.
Il faudrait que ces pages apprennent l'ignorance. Qu'elles naissent et qu'elles meurent comme tout le monde. Qu'elles n'aient pas d'auteurs.
Apprends-moi ton regard, donne-moi de tes nouvelles.
Et montre-moi qui tu appelles.
J'ai envie de te croire.

 

  
 
 
(de A. à C.)
Je me plais à te lire à travers les lignes. Ce rythme posé, très long comme les bras que tu aimes projeter sans brusquerie, presque en les dépliant. Cette attention scrupuleuse dans le choix des mots et du rythme. Et le visuel de ton texte. Comme un regard, veilleur de l'attention.
Je te lis à travers les lignes comme étonné de la sincérité des mots, de l'impudeur des mots sur le paysage intérieur. Malgré soi. Impudeur dont je reporte le souci bien sûr sur mes propres lignes. Serait-ce donc moi, ici ?
J'aime les perspectives annoncées : "Jeunesse ! Il faut profiter de son sang." Et comment !
Il faudra quand même, en effet, que nous assumions "l'héroïsme de la joie". Une jeunesse à défendre ? Plutôt maintenir l'intuition de la hauteur de vue de notre insouciance primordiale. Au quotidien, par delà l'affairisme convenu.
Il faudra aussi que nous approfondissions cette vie possible "quand rien n'est plus à nous". Il y a se dépouiller et ne plus s'appartenir...
Mais quoiqu'il en soit, je crois sincèrement pouvoir me rapprocher "entièrement sur le propos de votre âme et de votre oeuvre.
"Quand je vois les précautions incroyables que j'avais prises pour ne pas en perdre d'autres, que j'ai perdues, j'ai une terreur panique de commettre avec vous une maladresse ou d'exercer un atome de gouvernement." (Péguy à Fournier, cité dans l'Introduction de Rivière aux Miracles d'Alain-Fournier, p.71)
Curieusement je me fais aujourd'hui l'idée de notre projet comme d'un compte-rendu, d'un procès-verbal de l'échange que nous allons réaliser. Et si d'autres ne veulent qu'écouter, lire, ce serait bien debout, en silence. Figurants d'une singulière partie de roulette dont nous tiendrions le jeu, et dont le détachement qui sied conviendrait à nos échanges volontairement oniriques, anonymes.
C'est un biais pour te signifier le contre-pied que j'ai pris de ces revues dont tu m'as signalé l'adresse, l'autre jour. Entier contre-pied, sans concession. Je t'avais parlé du double écueil des revues lycéennes et politiques (ou collant à l'information immédiate, ce qui est la même chose). Eh bien Nunc atteint à la fois l'un et l'autre. C'est l'anti-monde de celui qu'ils dénoncent. Ce n'est que l'envers d'une sphère qu'innocemment ils souhaiteraient voir tourner. A leur avantage (je ne dis pas profit).
Je ne me sens qu'à côté de cela : génération montante et scories. A leur tour remplacées par la suite, par ce que l'on n'entend pas encore du sol, mais qui pousse...
Il faut finir, sinon ça ne partira pas.
Voyons ce que tu réponds à cela ?
Je suis le Wanderer, peut-être pas aussi gris que Wotan. Mais j'ai mon baton, mon pied de fesne comme dit La Varende. Prend donc un chemin avec moi !



 

(de C. à A.)
Je trouve ta réponse comme une surprise, au début d'une journée dont je n'attendais rien, d'inconcevables tristesses flottant encore au vent, et la fatigue immense de se savoir impuissant à changer le cours des choses...
Singulier moment. Nous lançons ces premiers mots, ces premières pages. Et je m'embarrasse du pourquoi. Je nous découvre avec joie un désir commun de questions et, sous nos pieds, la même pierre de seuil, chaude, de ce que tu nommes "insouciance primordiale"...
En même temps je fouille le sol pour m'appuyer sur quelque fondement irréfutable. Par peur de quelles accusations ?
Tu as raison de croire qu'il ne faut pas tenter à toute force de s'établir dans un contre-champ qui n'est jamais que la valeur inversée de ce que nous combattons. Ce serait encore exalter les fausses fièvres, sans les réduire.
Il faut être "ailleurs". Suffisamment entendu, ce reproche d'aïeule au petiot étourdi !
Pour que les choses s'éclairent, sans bruit, il nous est indispensable cependant de régler les questions tapageuses du succès désiré, des bras de fer de la bonne foi et de la littérature.
Je reviens à mes marches de grès.
Cette pierre me plaît. Elle pèse, et assure le pas. C'est d'un peu de cette poussière d'été, je le sens, que je voudrais voir aux galoches de nos semblables.
Car qui dit pages, dit semblables : nous ne pouvons déroger à la main tendue.
Mais ne nous inquiétons pas trop de notre raison d'être, dis-tu : la justification ne nous appartient pas.
J'en connais qui guettent l'éventuelle imposture d'autrui. Leur regard acide pourrait faire perdre coeur au moindre gamin sifflotant.
Ils n'ont pas vécu encore, non ?, la lente poussée des plantes, le temps impossible à endurer.
Le simple fait d'être là, "mêlé des mains à la facilité du jour" nous isole, et ne serait-ce pas déjà un petit prodige que parler de cette solitude-là ?
Sans laisser prise aux redresseur d'idées, aux guides spirituels, aux destins splendides ou maudits ...
Formules... Individus...
L'être rayonne. Revenir avec calme à l'anonymat médiéval : aucune page de notre revue ne porterait de signature.
Un quadrimestriel, entre cadastre et quadrille, de création, essentiellement, sans faits divers, comme tu l'as dit, dansant comme François d'Assise devant le Pape, sa danse ouverte à la joyeuse allégation du ciel, son pas attestant impatiemment et patiemment l'expérience du divin...
Combien elle m'apparaît plus importante maintenant, la légèreté d'un propos involontaire chez tel pélerin qui m'avoue, qui osait prononcer, hier encore, les mots : un extrême bonheur...
Quelque chose reste possible donc, qui ne démontre pas sa puissance d'être possible.
C'est cela qui m'intéresse.
Toi aussi, il me semble.
Tu as la force de ne pas t'éloigner de ta difficulté à vivre. C'est une honnêteté essentielle, l'exercice ardu d'une liberté. Car après les tentatives ambiguës de venir en aide à nos semblables, il me semble, au fur et à mesure des lignes, que ce n'est pas à un "besoin" supposé de leur part qu'il faut répondre... Que répondre ne fait pas partie de nos prérogatives.
Plutôt rester en proie à l'ardeur.
S'il est une attitude à opposer à l'affreuse dilution actuelle, à la famine des visages, n'est-ce pas celle de l'assoiffé ?
Il se pourrait fort bien que cet état de veille fiévreuse, de somnolence agitée, vaguement lugubre, fût le bonheur.
On a vu des nuits de l'âme couver un tressaillement si grand qu'il paraissait d'abord affreux.
On sait des pauvretés cinglantes parce qu'elles sont inespérées.
Les jours nous semblent minces et pèsent finalement comme des feuilles de cuivre. Une gravure a eu le temps. Nous sommes inscrits.
Mais il faut encore chercher où.

 
 

 

 
(de A. à C.) 

Tout départ prend un regard scrutateur. Si elle ne révèle pas la marche à suivre, la poursuite d'un but est cependant une mire suffisante. La température du matin aussi : si l'on allait mettre tout un univers d'images et de sueur, en une seule étape, entre ce qu'on devient et ce qu'on paraissait au départ ? Et sans dessein il reste l'horizon. Saut-du-loup, tremplin qui promet l'illusion de l'autre monde : celui du but atteint, du grand soir de l'oeuvre accomplie.
  
Nous voici au gîte d'un soir. Nous avons déjà beaucoup échangé mais complies approchent. Qui sait si demain l'un ne devra reprendre sa marche à la fraîche, bien avant l'aurore de l'autre ? Nous nous sommes devinés nos provenances, mais dans quelle direction aller, pour nous suivre ?
Je me connais. La distraction me rendrait presque énigmatique.
Je vais tâcher de te décrire tout de suite ce que je vois à chacun de mes réveils. Avant de reprendre mon rythme. En craignant d'en oublier, jusqu'à l'essentiel.
Quête du Graal et Märschen ; Un vagabond joue en sourdine et Le hussard sur le toit. De multiples petites choses et un mouvement dont on ne se soucie pas de la fin, immobile, hiératique.
Aucune étape consentie sans le désir assouvi d'une histoire vécue ou entendue. Le chemin parcouru d'une conscience ou la curiosité du passant. La peau qu'on attend que chacun mette sur la table. Et non le message brandi une fois pour toute, la morale de l'histoire, l'effleurement déflorant.
Le chemin se suit sans fierté ni spectacle ; mêlant variation et variété sans l'hypocrisie du toujours neuf. Simplement de l'émulation et du silence, le dialogue en sourdine comme un bon pas, frappé long et ensemble, d'un même rythme.

 

 
 

(de C. à A.)

 
 
Je vais donc poursuivre et exhumer, trier et peser, jauger d'une jauge très-simple, comme tu le proposes, mes propres pages : sont-elles encore vivantes pour moi ?, doit être la seule question.
Peut-être pourront-elles l'être alors pour d'autres.
Merci de ta bienveillance, Ami, et de la corde intime qu'elle fait vibrer, bienveillance qui seule insuffle un courage solitaire, et réclame à l'être toute sa vérité.
Il est vrai que les dernières semaines furent de pénombre et de douceur mêlées, dans un tel désordre qu'il m'est bien difficile de goûter à la joie.
Elle demeure pourtant, mais si lointaine, si insaisissable, comme Anima, qu'il me semble que j'erre dans la déchirure même qui a séparé l'enfance de l'âge d'homme.
Tu as raison de renvoyer aux gémonies les scrupules nés de comparaisons avec Rivière et Alain-Fournier, de conjurer l'impatience devant ma pousse tardive par la ferveur de plus justes lenteurs.
Tu as raison de dire qu'il faut commencer, tout bonnement, par dégager des morceaux de nos carrières respectives : depuis deux semaines, ma bibliothèque s'est d'ailleurs mise en ordre de marche toute seule, comme pour répondre à l'appel. Pour la première fois depuis trois ans, mes tas deviennent lisibles. Une unité se dessine. Exige d'être portée au jour.
Je n'en sais pas plus, mais il y a cet après-midi, sous la morosité absolue où je baigne, le tempo discret d'une exaltante aventure, comme un Boléro grandissant !
A bientôt.
                                                Arnaud Dhermy et Christophe Langlois
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