Chant du cygne : schubertiades

Publié le par La Revue Anima

 
 
Ce soir-là en rentrant, il y en eut pour rester discuter encore. On avait enfin pu convier Martial, organiste accompli, et qu’il avait fallu longuement décider. Pour son âge Martial développait une maturité artistique qui impressionnait son entourage et faisait abusivement de lui une référence dans les groupes qu’il fréquentait. Fabrice avait été agacé de voir que leur nouveau compagnon n’avait fait que sourire toute la soirée, sans rien dire. S’attendant à en subir l’ironie il préféra l’apostropher.
« Mais pas du tout ! fit Martial en flûtant de la voix. Si jusque là j’ai hésité à venir, c’est que je retourne chez moi dans l’Est toutes les fins de semaine. Non, en vous écoutant je tâchais de me rappeler quelque chose, mais je n’arrive pas à trouver ; quelque chose de très « romantik » !
- Je ne vois pas très bien le rapport, fit Nicolas.
- Evidemment cela ne dirait à personne de chanter, n’est-ce pas ? On ne chante plus de nos jours. Mais si tu te remémores les différents moments de la soirée et que tu l’intercales de chansons à boire par exemple… Non vraiment ?
- Une société de Bohême ?
- Quelque chose comme cela. Nous sommes des jeunes remplis d’énergie, d’espoir et d’illusions. Et nous piaffons ! Voilà ce que nous faisions tout à l’heure. Avec un peu d’aigreur aussi. Et j’ai noté que Jean-Pierre, notre aîné, y donnait de la voix comme les autres.
- Je ne sais pas si le groupe aimerait chanter, mais on pourrait lire des textes. Ce que tu as l’air de dire se cale avec ce que dans mes lectures je découvre en ce moment. Il y a de très belles choses chez Goethe par exemple, bien germaniques évidemment avec des rochers et des cascades. Attends. »

Fabrice sortit un carnet de notes de son manteau et lut :

 

« L’âme de l’homme est semblable à l’eau :

 

Elle vient du ciel, elle monte au ciel,

 

Puis doit redescendre vers la terre

 

En éternelle alternance. »

 
 
 

Et encore :

 
 
 
« Si des écueils barrent sa chute,
 
 
Irrité, il écume
 
 
Par degrés descendants vers l’abîme.

 

En lits peu profonds il sinue à travers la vallée,

 

Et dans son lac étale se reflète le visage

 

De tous les astres.

 
 
 

 
 
 

« Le vent est à la vague un charmant courtisan ;

 
Le vent retourne et mêle les flots écumeux.
 
 

Ame de l’homme, que tu ressembles à l’eau !

 

Destin de l’homme, que tu ressembles au vent ! »

 
- Intéressant en effet, fit Gautier, tu pourrais amener ça, préparer le terrain… Je ne sais pas moi, avec un poster d’une toile de Friedrich, ou une mise en scène moyenâgeuse à la Walter Scott  !
- Et pourquoi pas ? A la fin j’assène ce texte en guise d’émotion finale !
- Mais vraiment, coupa Martial, il y a autre chose qui me trotte dans la tête. Pour l’instant je ne vois pas.
- On en reparle, mardi après les cours ?"
A la fois suivante, les compagnons avaient à peine pris leur place, que Martial répartit silencieusement une ramette de copies placée sur la table. On distinguait un en-tête en allemand, imprononçable, puis des portées de notes.
Après un rapide coup d’œil, et s’être assuré de l’attention de tous, Fabrice prit une clarinette qu’il emboucha sans préparation.
« Et c’était prémédité ! » glissa Gautier à Constant.
Il en sortit quelques notes très douces, en effet, puis s’arrêta brusquement.
« Alors ! … Mais, c’est quand vous voulez, les gars ! Mais, allez-y, au lieu d’ouvrir ces yeux-là : chantez !
- Pas de musiciens ici, c’est cela ? grimaça Martial. Un peu de… vulgarisation peut-être vous fera du bien ! Et tout à l’heure, poursuivit-il en clignant de l’œil en direction de Jean-Pierre qu’on avait entendu ricaner, tout à l’heure vous allez chanter, croyez-moi ! C’est un lied, c’est la sérénade du Chant du cygne, l’une des dernières pages de Schubert. Génial ! Voilà à quoi il faudrait aboutir, si l’union de sentiment existait parmi nous ! Voilà à quoi nous allons aboutir ! »
Fabrice demeura quelques secondes en silence, avec l’air de reprendre sa respiration ; puis il se risqua tout seul à des vocalises qui se révélèrent être des accords de piano. Ensuite il chanta. C’était le mystérieux lied qui se livrait enfin, et qu’il continuait d’espacer par hum-hum l’improbable accompagnement du piano, de hum-hum ou de la-la empesés de précaution.
« Bon ! conclut Fabrice, comme on dit dans ces cas-là : faisons phrase par phrase. Je commence à la clarinette ; je chante tout seul ; vous reprenez derrière moi. »
Tout le monde se penchait sur sa copie en souriant, bienveillant et intrigué. Il n’en sortit rien de bon.
« Voyez, s’empressa doctement Martial, le texte peut être faible, les scènes banales – de toute façon c’est en allemand…
- En tout cas, coupa Fabrice, ce lied te correspond bien, Martial. Un rythme… songeur, mais où pointe la guinguette viennoise. C’est vrai, tu ne te prends jamais très au sérieux !
- Ah oui ?… Enfin, bref, les textes sont ce qu’ils sont, mais surtout ils sont nés d’une amitié entre quelques jeunes gens aigris, ambitieux. C’étaient des auteurs à leurs moments perdus, et ils avaient rencontré un pianiste passionné et des chanteurs, des danseurs d’inégaux talents. C’était une amitié quotidienne entre joyeux compagnons, simple, irrégulière, sans autre objet qu’une amitié. Voyez où je voulais en venir ?
- Il faut voir que les chanteurs comme les danseurs étaient insatiables, souriait Fabrice. Schubert devait jouer, rejouer de ses doigts courts ses derniers écrits, et le petit homme tout en nage ne retrouvait sa placidité qu’au souper qui suivait.
- C’est vrai, fit Martial, mais ce qui me frappe chez eux c’est l’insouciance. Il n’y a pas de recherche de perfection ; c’était la légèreté contre la postérité. Une œuvre instante… Il improvisait sur n’importe quoi. Des textes d’amis présents, que chantaient d’autres amis. Des scénarios insipides, ridicules. Toute son énergie s’offrait au dérisoire débordement de vie.
- Sûr ! pointa Fabrice.
- Voyez-vous, s’enhardit Martial, certaines natures ne se révèlent qu’en terrain choisi. Il arrive même qu’elles y acquièrent une puissance dominatrice, invisible des indifférents et de leur ébullition. Schubert désarmait les gens pressés, les superficiels. Il avait son apparente niaiserie ; d’ailleurs la plupart du temps Schubert était malheureux dans ses rapports avec les gens gais, et il se lassait des conversations ordinaires. »
Le silence revint. Martial avait sorti un carnet qu’il feuilletait sans hâte. Personne n’osait enchaîner ; la soirée s’était emballée si vite. Avec Fabrice ils avaient dû travailler leur sujet chacun de leur côté, une semaine durant, et poursuivaient une conversation interrompue, on ne savait quand. Ils échangeaient devant tous, le regard pétillant. Leur sourire rythmait des mots calmes, choisis. Ils étaient passionnés d’avoir eu du neuf à partager, enthousiasmés de constater que l’autre séparément avait aussi progressé.
Martial s’arrêta brusquement de feuilleter.
« Schubert disait, fit-il comme s’il amorçait une dictée devant trente élèves. Schubert disait : ‘Je me méfie toujours de mon entourage car je crains qu’il s’y glisse un homme avec des sentiments bas, qui arrêterait en moi tout élan créateur, tout effort d’art…’ »
Il y eut une nouvelle pause où il fixa ses compagnons de ses yeux ronds.
« Pitoyable Caliban ! bagoula-t-il en chutant le ton. Mais il exerçait une incroyable influence sur ceux qui entrevoyaient son génie. C’était sa faiblesse, peut-être, qui troublait à travers son talent, qui faisaient bouillonner leur amitié.
- La franchise de Schubert ! rêva Fabrice… Avec les tapageurs de La couronne de Hongrie, leur cabaret attitré… C’étaient les « Frères des cabarets ». Une fois par semaine, on s’assemblait aussi chez l’un ou l’autre. Alors, Franz se montrait d’une audace inattendue. On le surnommait Petite Eponge : immodérément punch, bière, vin, alcool et il suait à grosses gouttes en jouant. ‘A quoi est-il bon ?’ lançait-il aux néophytes qu’on lui présentait. Kann er was ? Kann er was ?’ »
« Regardez ce dessin de Moritz von Schwind, insistait Fabrice. Ils sont en train de chanter le lied du jour. Vogl, l’excellent soliste, ou bien les demoiselles. On finissait en dansant sur des valses ou des ländler improvisés. Aux beaux jours, on organisait des parties à la campagne. Des auberges de banlieue. Des bals à la saucisse ; et on en donnait à croquer à sa partenaire en valsant !
- On travaillait aussi en turne, reprit aussi Martial. Poète et musicien occupés à fumer, à jouer, à essayer leur création. On buvait de la bière, on écrivait près du poêle.

- Telles étaient les soirées amicales, les Schubertiades, qui furent la joie d’un musicien solitaire. Et entendez bien, Schubert les définissait lui-même comme un ‘temps où, nous encourageant les uns et les autres, un effort unique vers le beau nous animait tous…’

 
 
 
- Coïncidence prodigieuse, coupa Gautier qui avait suivi pas à pas la discussion des deux compères, mais voyait l’attention ambiante succomber. L’inspiration d’un maître s’est nourrie des mêmes intérêts que ceux qui nous réunissent !
- Ce temps fut pour eux une époque heureuse, reprit Fabrice. ‘Confortablement assis ensemble et où chacun révélait l’enfant de son art aux autres, avec une timidité de mère, non sans crainte dans l’attente du verdict de l’amitié et de la sincérité ; ce temps où l’un inspirait l’autre et où l’aspiration à la beauté nous unissait en nous faisant vivre.’ Je ne vois rien à ajouter, c’est parfait !
Pendant leur dialogue Jean-Pierre avait commencé par ouvrir la bouche d’étonnement et d’attention. Peu à peu Gautier le vit sourire et passer son indulgente ironie sur les figures rêveuses de ses voisins. Il s’attendait avec plaisir à voir surgir le professeur dans le discours de Martial, un bon mot à la bouche ou un rectificatif serein. Mais il n’y eut rien. Une fois de plus il avait dû se résoudre à respecter l’enthousiasme diffus de la soirée, cette ambiance qui s’était étonnamment accrue par la reprise du lied en un entrain maladroit.
On parla finalement d’autre chose, ce qui fut un peu court dans le cœur de Gautier. Il aurait fallu aller beaucoup plus loin, n’en faire que des soirées entières. En sortant de table il chercha l’approbation du plus grand nombre.
« Vous voulez transformer la chevalerie en schubertiades ? » s’enquît Jean-Pierre en les quittant.
Comme toujours, l’occasion d’une mise au point tarda. Gautier chercha à éclaircir la pensée de Jean-Pierre ; cela vint un jour, mais hors de propos, d’un sourire, d’une cordialité forcée.
« Les schubertiades sont sublimes, rétorqua Jean-Pierre, c’est entendu. Elles sont belles comme la nostalgie que de loin en loin elles suscitèrent jusqu’à nos jours ! Mais notre Franz est un petit enfant, une intuition bien fragile ; beaucoup d’esquisses sans maturité.
Et puis, doit-on rechercher la vie de Bohême pour elle-même ? elle n’est qu’un passage : on en sort ou on y meurt ; on n’y reste pas. Les schubertiens regardaient l’avenir avec confiance, et certains réussirent fort bien dans des domaines fort éloignés des envolées de ces années de jeunesse. Seul, peut-être, le petit Franz… Mais non, tous attendaient autre chose. Ils passaient leur patience de conserve - j’oserais dire de concert ! - à s’essayer sur les autres leurs arrière-pensées. Sûrs que l’amitié les servirait au besoin, mais qu’elle ne survivrait pas à la séparation, à la vie qui reprendrait, quoi qu’il arrive. »
Gautier proposa cependant de monter un chœur polyphonique qui ne soit pas trop compliqué. « Faudrait inviter des filles » avait plaisanté Constant, mais on n’osa l’entendre.
La soirée qui suivit y fut consacrée, et cela fit quelque chose que chacun mette du sien, sans concertation. Il y en eu même pour amener des cartons de verres à pied par six et quinze litres d’un vin raisonnable. Réellement une ambiance semblait se forger.
Gautier sortit un Nachtgesang, un Chant nocturne de la forêt qu’il fit tout d’abord apprendre à l’unisson. Il y en avait pour se fermer l’oreille, d’autres pour ergoter sur les tons et demi-tons. A la deuxième strophe, Fabrice invita les voix plus basses à le rejoindre dans un cellier voisin. Il y eut bien une heure à travailler séparément. On prit le chœur une fois, deux fois, puis de nouveau chaque voix séparée, puis encore ensemble. La cinquième reprise fut une jubilation.
On mangea, on but, on fit une ultime exécution qui concentra tous les soins et les tensions. On se quitta radieux.
Ce fut cette semaine-là que Fabrice découvrit un enregistrement particulièrement émouvant de chœurs de Schubert. En point d’orgue, l’air final le bouleversa ; il en chercha le texte, c’étaient les vers de Goethe qu’il avait recopiés dans son carnet. Il redécouvrait transfiguré le Chant des esprits au-dessus des eaux à travers la musique de Schubert, et il en chercha aussitôt les partitions.
Sa mise en œuvre était certainement d’une tout autre envergure que le Nachtgesang. Elle suscita des hésitations, mais aussi l’entêtement enthousiaste de Gautier, ce qui fit négliger le reste à Fabrice.

Trois soirées consécutives furent nécessaires pour le mettre en œuvre. On espaça ensuite le travail par des marches nocturnes sans que le contexte schubertien s’en altère. Il y eut enfin un concert d’un quatuor à cordes, qui joua La jeune fille et la mort.

 
                                                                                                                               Arnaud Dhermy
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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