Chant du cygne : amer !

Publié le par La Revue Anima

 
 
L’absence de plus en plus répétée de Martial inquiétait Gautier autant que Fabrice. Et puis il y avait la passivité des autres, non l’indifférence mais la passivité. Gautier chercha à s’en ouvrir à Jean-Pierre en lui prouvant par là même son acuité psychologique.
 
« Plutôt que la passivité, indiqua Jean-Pierre, je dirai l’impuissance des autres, vous voyez ? A cette spontanéité dont vous leur témoignez mais vers laquelle ils n’offrent qu’une bienveillance impuissante. Vous avez donné dans un registre trop technique pour qu’ils puissent y répondre avec leurs moyens, ou dans un même contexte tout du moins.
 
Tenez, l’autre fois je vous disais à propos de ces bohêmes : soit on y passe, soit on y meurt. Je le pense aussi de notre confrérie. Je me demande si l’entêtement qui se profile en ce moment entre nous n’entrave pas ce que je vois de convalescence dans ce compagnonnage, et qu’il faudrait, bon an mal an, faire aboutir. Il dort en nous un mal dont vous compliquez les symptômes et que vous rendez sournois.
 
- Que voulez-vous dire ?
 
- Il s’entretient parmi vous l’oubli de soi et l’évasion de soucis, de morosités bien réels. A trop hésiter devant la rivière, à la longer et à la descendre, il devient de plus en plus difficile de trouver bon gué. L’idée du large, peut-être, et sa barrière inexpugnable, donne encore l’illusion qu’il est secondaire de passer sur l’autre rive. Pour parler autrement : n’êtes-vous pas en train de vous rebeller stérilement contre votre sort ? Mieux, de monter un baroud d’honneur d’adolescents qui se survivent à eux-mêmes ? »
 
Gautier fut déçu et vexé de cet entretien ; il laissa venir une nouvelle soirée sans rien poursuivre de ce qu’il avait prévu. Martial était revenu ; Fabrice tenait toujours l’image d’une toile de Turner dans sa pochette. On ne parla pas de schubertiades et ce soir-là le rythme alla plus librement ; tout le monde s’en ressentit.
 
Enfin on reprit le Chant des esprits sur les eaux qui fut à peu près au point. Fabrice osa sortir son disque de chœurs de Schubert, celui qui avait été à la genèse de tout cela. Il attendit la fin du dessert ; les partitions furent redistribuées. Alors les mots tant rabâchés revinrent comme depuis un rêve. Epaulés au violoncelle ils prirent la perfection souhaitée que seul le songe leur avait permis d’esquisser jusque là.
 
L’audition du morceau terminée, il n’y en eut aucun pour reprendre la parole. Ils en étaient comme à complies. Tacitement la soirée venait de s’achever sur les dernières notes du violoncelle, et on se levait pour partir, se séparer en silence ou à voix basse.
 
Il ne resta que Martial et Gautier qui fermèrent les portes. Pendant qu’on passait le disque l’organiste avait surpris Jean-Pierre une fois s’essuyer les yeux ; il ne chercha pas à s’en ouvrir à Gautier. Rien ne l’avait étonné.
 
Peu à peu l’ombre de Schubert entre eux s’effilochait. Il avait fallu s’entendre sur les détails avec le gardien de l’abbaye, se répartir du matériel. Martial et Gautier refaisaient lentement surface. Le retour en voiture fut silencieux.
 
« Je passe par les étangs ? » fit doucement Gautier.

La voiture longea d’énormes étendues sombres que les phares ne parvenaient pas à éclairer, puis ils s’engagèrent sur la chaussée de la bonde, où ils firent halte. C’était facile de marcher le long des berges, à portée du clapotis ; ils s’engagèrent sous la forêt, attentifs aux fuites de foulques éveillés en sursaut.

 
 
 
 
« Il y a bien des lieder, glissa Martial, qui s’amorcent comme nous le faisons…
 
- Le spectacle calme et pensif ?
 
- Oui, c’est cela. Attends, fit-il en prenant son souffle : ‘La lune reluit sur le faîte des montagnes, combien je t’ai voulu près de moi…’ Je ne sais plus la suite !
 
- On y passerait des heures à égrener ces textes, ces mélodies paisibles, presque tristes. Jean-Pierre a peut-être raison : cette musique semble porter un certain venin.
 
- Je trouve au contraire très réconfortant de partager tout cela. Tu vois, ça ne m’étonnerait pas si l’on croisait les autres, solitaires ou par petits groupes !
 
- Si l’émotion partagée de tout à l’heure était sincère…, oui, pourquoi pas ?
 
- Sincère, j’en suis sûr ; partagée, il aurait fallu être plus au clair sur nos préoccupations secrètes ! Je lis les textes de ces lieder, jusqu’à la fin ; je garde en mémoire toutes ces figures dont nous parlons, et qui peuplent ces fameuses schubertiades… Nous nous mettons à rêver en chantant, tous d’un même cœur. Les premières strophes, ‘Brises, qui murmurez et caressez’ ; ‘Or chatoyant de l’astre bienfaisant’ ; ‘Clair petit ruisseau au murmure argenté’… et puis dès la ligne suivante : ‘Est-ce vers ma bien-aimé que tu vas si gaiement ?’… Sommes-nous bien tous naïfs ?
 
- Je ne vois pas ce que tu mets là-dessous.
 
- ‘Leise flehen meine Lieder’," fit Martial en chantant la Sérénade du Chant du cygne. »
 
Lentement il s’était mis à tourner au rythme de sa voix.
 

« As-tu réalisé à quel point ces paroles s’adaptent à cette soirée ?

 
 
‘Les grands arbres murmurent
 
 

Au clair de lune ;

 
 

Ne crains pas, mon amour,

 
 

Qu’un ennemi nous surprenne.’

 
 
Il y en a combien parmi nous à rêver à l’âme sœur en ce moment, avec tous ces airs au bord du cœur ? Combien à se rembrunir en se mettant au lit à songer aux occasions perdues, au défis manqués ? Le problème, c’est que pas un de nous ne franchirait le pas ! Nous communions d’un même cri dans un silence absolu, chacun depuis ses sanctuaires secrets, peut-être même sans clairement l’apercevoir.
 
- Il ne faut pas forcément tout interpréter à sa pauvre lucarne. Et ce n’était pas l’ambition de Schubert, j’en suis sûr. Non, vraiment, je ne ressens rien de tout cela !
 
- Moi non plus ! Et puis j’ai lu tous ces textes, tout ce que distille cette musique, sublime mais désespérée ; je me suis procuré ces récits des schubertiades qu’on a recueilli : des exutoires de détresses, d’aigreurs, d’ambitions. Prétend donc que cette inquiétude morbide n’affleure pas un instant.
 
- C’est classique d’aborder l’amour dans la poésie, le chant…, est-ce l’exutoire du tourment intérieur des auditeurs ?
 
- Eh bien lorsque se diffusent ces douceurs élégiaques, moi je lis nos soirées à travers les tristesses de la patience, le songe des espoirs déçus. Je suis devenu incapable de fixer quelqu’un à notre table sans lui deviner ce trouble que je ressens à travers cette musique ; même notre bon vieux Jean-Pierre, ce parangon du célibataire serein. Quelle naïveté ce serait de ne pas le reconnaître !
 
- C’est de l’imagination, du délire !
 

- De toute façon, on ne saura jamais. Personne n’avouera ! Nous nous laissons croupir sur nos sommets immaculés ! N’entends-tu pas ces duos : ces jeunes coqs fiers de leur apparence, ces frêles rêveuses qui folâtrent ? Ces cours entre grisettes et fierabras qui se trament à travers les notes ? Et ces lentes cadences du soliste, rêveur, sombre de n’avoir orchestré que les ébats des autres ?

 
 
 
 

‘Entends-tu les rossignols chanter ?…

 
 

Ils connaissent la nostalgie,

 
 

Savent ce qu’est le mal d’amour

 
 

Et leur note argentées

 
 
Touchent chaque tendre cœur.
 
 

Sois touchée, toi aussi,

 
 

Mon amour, entends-moi !...’ »

 
 
Et Martial ricanait toujours, de son pas lent, chaloupé.
 
 
***
 
 
Ils se revirent, par hasard dans la rue. Gautier restait agacé de l’attitude de Martial, l’autre soir. Il tenta de l’éviter, ce dont l’autre s’aperçut.
 
« Et ça été au plus précieux moment ! lui jeta-t-il. Tu n’as même pas été capable de te contenir. Ce n’était pas la peine d’avoir partagé tout cela durant si longtemps… il a fallu que dans un instant pareil tu cèdes à ton cynisme habituel !
 
- Je n’ai pas cherché à te provoquer. Non, ça ne m’a pas plus amusé que toi, qu’est-ce que tu t’imagines ? Je n’ai fait que te confier à mon tour mon écot, dans ce compagnonnage d’âme… »
 
Martial eut l’air de se souvenir brusquement de quelque chose. Il manqua brusquement de s’étouffer :
 
« Mais alors, de ton côté tu n’as pas cherché à aller plus loin ? Alors personne ne sait de quoi est mort Schubert ? Hein, vous n’avez pas été bien avant dans l’histoire. Votre petit Franz est mort de la syphilis, tu entends ? La bonniche facile, l’absolu à la portée des caniches ! Voilà, ton altier solitaire frottait son idéal aux impatiences sans envergure ! »
Ils se regardèrent en silence, puis la figure ronde de Martial se remit à s’animer, cette fois en contrefaisant la voix d’une speakerine d’interlude :
« Ayant mené sa tirade dans une animation croissante, Philandre sort. »

Et après une dernière pirouette qui lui fit flotter la veste, il s’éloigna à grands pas sans saluer.

 
 
                                                                                   Arnaud Dhermy
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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