Derrière la porte

Publié le par La Revue Anima


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Il s’appelait frère Christophe.
Il était portier à Cîteaux. Il l’est encore, sans doute. Quand il vous écoutait, son silence lui-même, votre silence, se brisaient en mille morceaux sous Le Silence – et vous étiez pris dans un manteau surnaturel de simplicité et de vérité.
Nous étions quelques-uns à avoir demandé asile pour trois nuits à l’abbaye. Un autre moine nous avait reçus trois fois une heure pour nous parler des Pères du désert, des apophtegmes, de la miséricorde infinie de Dieu.
Il ne mentait pas. Aux questions, il répondait droit, bref, clair, sans cacher sa faiblesse d’homme, sans impudeur non plus.
Il nous parlait des trois étapes que traverse tout novice qui rentre au monastère. 
La première étape, expliquait-il, les textes des Pères du désert l’intitulent « l’étuve ». Le jeune homme est introduit dans la connaissance de ses péchés, et se trouve soudain comme sous pression, les brumes intérieures sortent toutes en même temps, les démons hurlent. Moment de grande détresse et d’incroyable soulagement aussi : l’être secoué par tout ce qui l’habite de plus noir, de plus profond, est mis face à lui-même. Succession d’ombres et de lumières. Beaucoup renoncent. Ils en ont trop vu d’un coup. Ils ne se supportent pas tels qu’ils se sont vu. Pris d’une honte sans borne, de s’être vu soudain si mesquins, si vils, si jaloux vis-à-vis d’un frère.

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Après ce temps, c’est le « désert ». Plus de grâces sensibles, plus de chaleureuse intimité avec Dieu dans l’oraison, plus de joie à servir les frères. La volonté, le libre-arbitre sont mis à rude épreuve. Ils ne sont plus soutenus par les satisfactions sensibles. Le jeune novice est appelé à entrer dans une confiance délibérée, voulue. A s’appuyer sans crainte sur sa volonté bonne, son bon vouloir. A entrer plus profondément en résonance avec sa réelle faiblesse. 
Enfin, vient le temps de « l’arène ». Armé de la connaissance de soi que lui donne un total abandon à Dieu, le jeune moine est mis en présence du mal et doit faire preuve de force d’âme. Il doit trancher, décider, attaquer si besoin est, toujours dans le but de sauver les âmes. Il ne s’arrêtera pas à ce que ses frères vont penser de lui : il a en vue la réalité intérieure. Ses actes, profondément libres et réfléchis, répondent aussi plus directement aux motions de l’Esprit. Il lui arrive d’être brusque en apparence, repoussant en apparence, mal luné en apparence. Sale, même, revêche, borné. 
Mais ce n’est que pour mieux faire entendre la Parole : Dieu est Amour et Miséricorde.

 
Et l'incroyable film que nous propose Pavel Lounguine, L’Île, où comme en hommage à Tarkovsky les images s’attardent sur l’eau et l’égouttement du temps, est comme une traduction de cette urgence spirituelle. Urgence du passage : passer des apparences au cœur. Ce film fait toucher du doigt la possibilité d’une vie en Dieu. Ce n’est pas réservé à des êtres imaginaires, à des acteurs de cinéma. C’est vrai, un peu partout autour de nous des monastères existent où cette vie en Dieu est possible. Tout spécialement possible, entourée de murs ou d’eau, comme c’est le cas dans L’Île. Avec ce film, on est convié à une heure trente de mysticisme, mais comme l’écrit le Carme Marie-Eugène de l’Enfant Jésus : « le transcendant, le mystique ce n’est pas de l’imaginaire, non, c’est du réel éternel ». 

 
Et le spectateur qui verra ce Père Anatoli, campé par Piotr Mamonov, dormir dans sa chaudière et enfumer son supérieur, le Père Philarète, comprendra en même temps que ce dernier l’indispensable pauvreté à laquelle il est appelé. Le détachement des biens matériels, la foi ardente qui consume tout, sont magnifiquement figurés par ce poêle à charbon autour duquel s’échine l'attachant vieillard. Cet homme, taraudé par un crime qu’il a jadis commis, est devenu moine. Mais il s’est fait si petit et se compte pour si peu qu’il vit en-dehors de la communauté, dans cette chaudière dont il entretient le feu toute l’année en brouettant du charbon. Là, il reçoit toutes sortes de visites. Une jeune femme désirant avorter, un petit boîteux, une folle. Il ne perd pas de temps. Il reçoit avec brusquerie. Toujours au courant, semble-t-il, de ce qui les amène. Il écoute.  
Puis il se dresse, dit qu’il va voir ce qu’il peut faire, va en parler au Père Anatoli (c’est lui-même, mais les visiteurs ne le savent pas, ils pensent que cet énergumène est le portier). Il passe donc derrière la porte, change de voix, et donne le conseil qui libère. Touchante pudeur, qui n’est pas celle que l’on croit : il ne s’agit pas de se cacher, mais de faire comprendre que le moine ne parle pas en son nom propre. Il parle au nom du Père.
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                                                                Christophe Langlois
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