L'inconfort liturgique

Publié le par La Revue Anima

Ce texte a été écrit à l’occasion de la polémique sur la réforme liturgique : en effet, l’intention du Pape Benoît XVI de faire publier en novembre 2006 un motu proprio ne soumettant plus la célébration du rite tridentin (dit aussi « messe Saint Pie V ») à l’autorisation de l’évêque, a soulevé de nombreuses inquiétudes, en introduisant le biritualisme de fait, et en relativisant le retour à la grande Tradition opéré par le Concile Vatican II, qui promeut le rite Paul VI. Cela en dépit des écarts de langage des milieux dits traditionalistes qui se sont annexés le mot de « Tradition ». L’argument légitime du « rempart contre les dérives » ne serait compréhensible que si l’application en 2006 du missel romain de 1962 n’était pas déjà elle-même une dérive. En effet, en opérant de manière implicite un « retour à l’ordre », de quoi veut-on se prémunir ? Au fond, qu’est-ce qui dérange ? Ce texte, entre alerte et passion, se veut la simple traduction d’une opinion de paroissien français parmi d’autres. Il se fonde en tous cas sur le débat chrétien par excellence, toujours actuel, toujours violent : la tension entre la lettre et l’esprit… Peut-être, avant d’opter pour telle ou telle formule, avant de crier haro sur le baudet, avant de camper sur ses positions, pourrait-on se replonger en silence dans les textes de Vatican II. Peut-être pourrait-on se demander, en somme, d’où vient en nous l’irritation liturgique ?
 
 
 
On s’est habillé ou pas. Inquiet ou sifflotant, un peu trop léger pour ce qu’on va vivre, on ne sait plus quoi se mettre, on ne sait trop que penser. Cahin-caha, il faut bien y aller.
 
On entre, on n’est pas sitôt entré qu’on sort déjà par l’autre porte.
 
On n’est pas tout à fait là mais on y restera quand même, tentant de s’arrimer au présent. La musique aidera un peu, ou pas du tout.
 
Le temps peut-être de se laisser toucher, de se nourrir d’une rencontre qu’on sait avoir lieu systématiquement, en dépit des défaillances.
 
On se presse entre les bancs, conspirateur, silencieux ou rétif. On choisit sa place, toujours la même – non, on en change, hélé à grands gestes discrets par quelqu’un.
 
On attend. Il fait trop froid, trop chaud, il y a trop de monde, pas assez, on n’entend rien ou c’est trop fort. Peuple de Dieu, trop jeuniste ou trop vieillot. Les voisins ne chantent pas ou s’excitent à battre des mains, vous glacent par leur indifférence de plomb ou vous plombent par leur simagrée participative.
Les chants ruminent, latinisent ou sirupent, l’architecture flamboie, galvanise ou macère, suréduque ou surexpose.
On ne soupire plus, on prend sur soi. L’essentiel est devant soi, mais loin, et à l’intérieur, mais où ?
La rampe est perdue, la main lâchée, on avance à tâtons, pas vraiment rassuré, dans la file de communion ou parmi les petits groupes qui vont à la barre, parmi ceux qui resteront debout ou parmi ceux qui s’agenouillent. Nul ne vous paraît juste. Tous opposent une résistance, à travers les gestes les plus anodins. Les trop-debout sont obtus, les trop-à-genoux font de la gymnastique.
Les crânes rasés vous estomaquent de rigorisme, les baba-cools  vous hérissent de je-m’en-foutisme.
Les enfants condamnés au garde-à-vous vous exaspèrent, les petites pestes jamais corrigées vous piétinent.
La prière universelle ronronne le 20 heures ou astique l’Institution.
L’homélie commercialise le mystère ou militarise la tendresse.
Vous êtes à la Fête à la Saucisse ou dans les casernes de l’Inquisition.
Dieu trop loin, trop proche ? Et si la question était plutôt : puisque le peuple d’Israël a dû s’exiler pour vivre l’Alliance, puisque le Fils de l’Homme n’a jamais reposé sa tête nulle part, ne devrais-je pas m’inquiéter quand je suis « bien à la messe » ?
Que voulons-nous dire quand nous affirmons « c’était une belle messe » ? Ou quand nous demandons à ceux qui en reviennent : « alors, c’était bien ? »…
Allons-nous donc au théâtre de la Foi  ? Souhaitons-nous perpétuellement revivre notre enfance latine ? Cherchons-nous la grande émotion salvatrice ?
Soyons provocateur deux secondes.
Ce n’est pas à la messe que nous croyons. Ce n’est pas à la liturgie. Relisons le credo : en Dieu, en l’Eglise. Distinguons d’abord, pour unir ensuite.
La vérité c’est que rien ne va jamais. Il faut bien se l’avouer. On tire sur tout ce qui bouge.
Comme fidèle, j’ai assisté à toute sorte d’épiphanies chrétiennes. Saint Sacrifice de la Messe , Concélébration, Grand-Messe, Eucharistie, Messe dominicale, tous les numéros de Préface, tous les styles de prêtre. Et si toutes les formes de messe étaient relatives, dans l’absolu du regard de Dieu sur elles ? Mais ce serait évacuer bien vite ce qu’elles disent chacune de Dieu, dans les gestes et les mots humains.
Quand je suis revenu d’Israël, j’ai éprouvé la relativité des rites. Rentrant dans une église, Saint-Louis d’Antin, j’ai assisté à la messe avec ce regard que m’avait donné le Désert. Comme les codex sont soudain ridicules devant l’immensité de Dieu ! Comme nous nous agitons, croyant bien faire ! Comme toute cette petite cuisine méticuleuse désarticule en vain le silence !
A quel point la messe catholique s’enferre dans son énonciation, étroitisée par la culture française, rigidifiée par l’esprit latin, enlaidie par le décor sulpicien, aseptisée par la piété populaire, inefficace sur le plan théâtral, bouffie de prétentions de toute sorte, escaladant le ciel avec des béquilles – et : heu-reu-se-ment.
Sinon ce serait notre œuvre. Notre chose. Dieu n’aurait pas la place.
C’est ce que les esprits chagrins d’une part, les cul-cul-la-praline de l’autre, ne comprendront jamais. Les premiers critiquent tout et croient avoir vidé le Mystère, les seconds ne veulent jamais rien critiquer et croient habiter le Mystère.
Or nous sommes toujours à côté. Nos prières sont des grelots acariâtres et cupides. Mais quand Dieu s’en empare, il nous fait danser comme David devant l’Arche.
La messe est lieu de désappropriation. Passage. On est mal assis dans un lieu de passage. Ce n’est pas fait pour dormir. Justement, Dieu passe, il fait des vagues.
Autre image : Dieu va se donner en nourriture. Qui n’a pas déjà entendu un petit enfant crier pour qu’on lui donne à manger, et dans le même mouvement crier parce qu’on lui a donné ce qu’il voulait ? Nous connaissons des rages, des impatiences, des exaspérations incroyables pendant la messe. Et en ce moment, nous voudrions en gros que le Saint Père nous en soulage. Qu’une forme bien fixe, bien carrée, nous exonère de nos aléas subjectifs. Qu’on nous rende la bonne vieille messe de toujours… Ah, ce serait l’Eglise, mais sans l’Histoire : une église sans histoire, en somme…
Mais dites. Si la messe est bien l’actualisation du don de Dieu sur la croix, le salut et la résurrection effectivement réalisés pour tous les hommes, ce serait bien étrange, non ?, que ne s’y rejoue pas toute notre bouillie d’humanité… Oui, il y a bien tout l’homme dans la messe et dans la manière de la célébrer. Et ça n’est pas très rassurant… ça n’est pas très commode non plus, pour se reposer. Mais le sort que les hommes ont bien voulu réserver à Dieu, c’est lui faire le cadeau poli et pompeux de leur mesquinerie pour qu’Il la transforme en Sa Présence pleine et entière.
Ce sera toujours une surprise et perpétuellement un miracle, d’ailleurs. Dieu Soi-même. Même dans nos liturgies nulles, même dans nos liturgies encore plus nulles parce que tendues à craquer vers la perfection, Dieu Soi-même vient.
Et la raison de cette dispute qui gagne toute l’Eglise tient bien à ce que nous pensons faire advenir Dieu dans un choix de mots et de gestes bien pesés. Nous nous trompons lourdement. Dieu est présent sans conditions. C’est cette gratuité que la liturgie authentique essaie de traduire, de murmurer. Elle doit être nue, simple et compréhensible.
Toujours les adolescents ont adoré les manœuvres initiatiques, grandes productrices de gourous et de sensations d’élection. Je dis que l’Eglise de France est en adolescence. Je dis que les jeunes des JMJ qui aujourd’hui sont pères et mères de famille sont plus sensibles que jamais à la tentation de la gnose. C’est vieux comme l’Eglise, la gnose. On y revient chaque fois pour se sentir plus fort, se sentir entre nous : on sait ce que les autres ne savent pas, on décode des formules, on détient des secrets. On est plus catholique que les autres catholiques. Et surtout, c’est confortable.
Il ne faut pas être grand clerc pour voir combien le rite tridentin est loin de cette nudité, de cette simplicité, de cette tonalité évangélique première. Non que ce rite en soit éloigné intrinsèquement : il a comblé bien des saints, on le sait. Mais ce sont les conditions de sa défense en 2006 qui en font le contraire de qu’il a toujours signifié. Ce sont les jeunes de 20 ans qui le défendent aujourd’hui comme leurs grands-parents dans les années 70, la bonne foi en moins, qui en trahissent la futilité. Ce sont les intelligences craintives qui l’instrumentalisent sans l’approfondir. C’était le rite universel de l’Eglise jusqu’à Vatican II. Ce n’est plus le rite universel, puisque l’Eglise en a décidé ainsi. Le défendre aujourd’hui, c’est donc cristalliser sur lui d’autres motifs de rejet plus implicites, plus politiques, c’est l’instrumentaliser au service d’une cause : rabattre le divin sur l’actualité.
Les moyens de sa mise en œuvre aujourd’hui en France en font le symbole décalé d’une résistance à l’Eglise elle-même, d’une forme de reniement de tout ce qui a été fait depuis 40 ans.
Tout dans la messe ne doit-il pas respirer la vérité ? Une lecture, un cantique, un sermon doivent partir du cœur, non être joués comme l’imitation mécanique d’un événement qui a toujours l’air d’avoir lieu pour quelqu’un d’autre que soi.
Pour cela, encore faudrait-il mettre la personne divine au centre de la personne humaine. Sans nul doute, ce débat rituel fourbit une polémique anthropologique. Mais passons.
Redisons-le autrement.
La messe n’est pas là pour nous satisfaire mais pour nous combler.
Elle n’est pas la répétition du Même mais la traduction fidèle, vibrante et pauvre de l’Action divine. Elle n’est donc pas pérenne en elle-même mais dit la pérennité de Dieu. Croire accentuer cette pérennité de Dieu en se targuant de défendre la « messe de toujours », c’est faire une double erreur : confondre la durée avec l’éternité, et croire que depuis la Sainte Cène le Mémorial de Sa Passion n’a jamais bougé d’un iota.
J’ajouterai, à titre personnel, que la messe s’accommode mal d’un ton de général en chef et de la nostalgie péremptoire des aînés. De même qu’elle ne recrée pas une espèce d’excitation vitaliste et communautariste qui n’a rien à voir avec la joie. Si nous avons si peur de notre instabilité, n’allons pas projeter sur elle ce désir de sécurité spirituelle en la stabilisant artificiellement. Elle tremblera toujours du pas du Ressuscité.
Je crois enfin me souvenir d’une Parole décisive, qui n’est pas sans rapport, finalement, avec le thème de ce premier numéro d’Anima :
« Je ne vous appelle plus serviteurs mais amis. » (Jean 15, 15)
Je revois, quelque part dans le Perche, l’obéissance presque servile et raide des clercs, la solitude en rangs des fidèles, le mutisme ; et j’espèrerais plutôt un jour, si c’est possible, le silence, la communion fraternelle, l’attention empressée de l’ami…

La messe, qu’y jouons-nous de notre être profond ?

 
Christophe Langlois
 
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